Je suis un mot d’origine anglophone composé de deux syllabes. On me retrouve partout : sur les réseaux sociaux, en politique, dans les organisations publiques et privées, dans les cercles et associations professionnelles (tous secteurs confondus), dans les médias mainstream et indépendants, et même dans des conversations banales de la vie quotidienne (au boulot comme à la maison). On ne se rend pas toujours compte de ma présence. J’arrive à me propager, de manière souvent involontaire, comme une réaction en chaine. J’ai la fâcheuse tendance de pourrir les prises de décisions, surtout lorsqu’elles sont importantes. Qui suis-je ? Je suis le bullshit.
Parler d’un sujet tel que celui-ci peut paraitre polémique. Ça peut déranger, ça peut créer un malaise, ça peut créer des tensions. Pourtant, je vous rassure : en explorant les publications scientifiques sur le sujet, j’ai éprouvé le même dérangement, le même malaise, la même tension. Ce travail m’a renvoyé à plusieurs moments de ma vie et de ma carrière. Et même si je me considère comme une personne honnête, rationnelle et douée des meilleures intentions, je me suis rendu compte que j’avais déjà participé à la diffusion de propos bullshitteux. Personne n’est parfait, personne n’est à l’abri !
En rédigeant cet article, je ne cherche donc pas à me placer au-dessus de la mêlée. Je ne souhaite certainement pas m’afficher comme un donneur de leçons. Cet article, je l’ai écrit pour vous. Mais je l’ai aussi écrit pour moi, comme une sorte de garde-fou. Pour me rappeler que le bullshit est partout, qu’il peut nuire à l’évolution de nos sociétés, et pour renforcer ma propre boite à outils d’esprit critique.
Qu’est-ce que le bullshit et comment se manifeste-t-il ?
En français, on peut traduire « bullshit » par « connerie » (ou, de manière plus élégante, par « foutaise »). En 1986, le philosophe Henri Frankfurt a proposé une définition de ce terme, restée l’une des plus célèbres à ce jour. Selon lui, le bullshit désigne le fait de « communiquer avec peu, voire aucune préoccupation pour les preuves ou la vérité. »
Notons la différence entre « bullshit » et « mensonge ». Un menteur connait la vérité, mais choisit délibérément de communiquer sans la mentionner. Pour le bullshitteur, la vérité n’a aucune importance : il ne cherche ni à la connaitre, ni à la communiquer. Pas toujours facile, donc, de distinguer un menteur d’un bullshitteur. Si leurs objectifs sont différents, tous deux tendent à paraitre sincères et authentiques dans leurs partages.
Le bullshit se manifeste lorsqu’on exprime – de manière volontaire ou involontaire – des idées ou des informations déconnectées de toute connaissance déjà établie. Pourquoi cela ? En raison notamment de trois antécédents((Petrocelli, J.V. (2018). Antecedents of bullshitting. Journal of Experimental Social Psychology, 76, 249-258.)) :
- L’obligation d’exprimer nos opinions : sous l’effet de certaines pressions et normes sociales, certaines circonstances nous amènent à exprimer ouvertement nos jugements et opinions. Même si n’avons pas l’expertise nécessaire. Plus ces attentes envers nous sont élevées, plus on a tendance à bullshitter.
- L’excès de confiance : nous avons tendance à surestimer et à surévaluer notre niveau actuel de connaissances sur un sujet donné. Plus on nous attribue un certain niveau d’expertise, plus on va avoir tendance à se montrer informés. Et donc parfois à propager du bullshit pour sauver la face.
- Le degré de facilité à propager le bullshit : le niveau de connaissance et de maturité de notre audience détermine le degré de facilité à propager le bullshit. Par manque d’expertise, un public novice aura davantage tendance à l’accepter et à le propager. Ce sera moins le cas d’un public plus averti.
Bullshitter constitue donc une activité sociale largement répandue. Elle peut agir comme un vecteur pour la propagation de tout et n’importe quoi. C’est le cas, par exemple, du complotisme.
Les 3 facteurs qui influencent la propagation du bullshit au sein des organisations
Loin d’être un terrain isolé, les organisations représentent un lieu de diffusion important du bullshit. C’est dans ce contexte qu’a vu le jour une échelle de perception du bullshit organisationnel, composée de 15 items (voir ci-dessous). Trois facteurs semblent fortement influencer sa création et sa propagation : la communication, les comportements et le langage((Ferreira, C., Hannah, D., McCarthy, I., Pitt, L. & Lord Ferguson, S. (2020). This place is full of it: Towards an organizational bullshit perception scale. Psychological Reports.)).
Notez que les 15 items de cette échelle de mesure ont été traduits par mes soins. À ce jour et à ma connaissance, ceux-ci n’ont pas été validés en français. Je vous invite donc à l’utiliser avec prudence, comme une boussole pour évaluer votre situation, mais pas à le considérer comme un outil scientifiquement valide.
1. La communication
Communiquer sans aucune considération pour la vérité, les preuves et les connaissances établies constitue le premier facteur qui influence la propagation du bullshit. Au sein des organisations, ce facteur semble dépendant de la culture mise en place.
Les items 1 à 7 visent à mesurer la confiance des collaborateurs vis-à-vis de celle-ci. L’organisation s’appuie-t-elle sur des preuves et des faits ? Au contraire, pour appuyer ses décisions, laisse-t-elle la porte ouverte uniquement aux opinions et sentiments ? Cherche-t-elle à accepter ou à ignorer les déclarations visant à contester certains propos ?…
2. Les comportements
Les comportements des leaders et responsables hiérarchiques viennent en deuxième ligne. Leur statut, leur influence et les fortes attentes sociales et professionnelles que les collaborateurs manifestent à leur égard en font un public particulièrement susceptible de succomber au bullshit.
Les items 8 à 11 cherchent donc à évaluer dans quelle mesure les responsables hiérarchiques s’engagent dans ce type de comportements. Font-ils preuve d’excès de confiance ? Cherchent-ils à convaincre et persuader à tout prix ? Instaurent-ils un climat qui permette aux collaborateurs de remettre en question leurs propos et leurs décisions ?…
3. Le langage
Enfin, le langage utilisé semble également jouer un rôle important. Il permet de voir dans quelle mesure le bullshit s’exprime au sein des organisations. En effet, le bullshit peut contenir des éléments de vocabulaire servant à légitimer les propos et à les rendre plus crédibles (jargon, acronymes…).
Les items 12 à 15 ne cherchent donc pas à évaluer uniquement ce qui est exprimé, mais aussi comment on l’exprime. L’organisation favorise-t-elle l’utilisation de jargon ou d’acronymes ? Ce type de langage se manifeste-t-il souvent chez les responsables hiérarchiques et/ou chez les collaborateurs ?…
Au sein de mon organisation…
- Des preuves doivent être présentées pour appuyer la prise de décisions.
- Mes collègues affirment des propos qu’ils ne peuvent pas appuyer par des preuves.
- Il est facile d’accéder aux données dont j’ai besoin pour prendre de bonnes décisions.
- Au moment de prendre des décisions, nous accordons plus d’importance aux preuves qu’aux opinions personnelles.
- Mes collègues peuvent être persuadés de faire des choses, même si aucune preuve n’appuie les arguments proposés.
- Nous prenons le temps de rassembler et d’analyser les données avant de prendre des décisions.
- Pour aller de l’avant, il suffit d’insister sur le fait que tout va bien, même si des preuves montrent le contraire.
- Mon patron dira tout ce qu’il faut pour poursuivre son propre agenda.
- Lorsque mon patron s’exprime, il soutient généralement ses opinions par des arguments logiques.
- Mon patron tient souvent des propos qui pourraient ou ne pourraient pas être vrais.
- Même lorsque mes collègues n’ont aucune connaissance de ce dont ils parlent, mon patron suivra souvent leurs suggestions.
- Mon patron adore utiliser des acronymes.
- Mon patron adore utiliser du jargon.
- Mes collègues utilisent du jargon beaucoup trop souvent.
- Mes collègues utilisent des acronymes beaucoup trop souvent.
Faire face au bullshit : 4 étapes pour se créer un détecteur anti-conneries
Communication, comportements, langage… ces trois facteurs participent donc à propager le bullshit. Pour arriver à y faire face, on peut essayer de mieux le comprendre, de le reconnaitre, d’agir contre lui, et de le prévenir. Ces quatre étapes peuvent ainsi permettre de nous créer notre propre détecteur et nous aider à adopter une posture critique face aux messages que nous recevons((McCarthy, I.P., Hannah, D., Pitt, L.F. & McCarthy, J.M. (2020). Confronting indifference toward truth: Dealing with workplace bullshit. Business Horizons, 63(3), 253-263.)).
1. Comprendre les mécanismes sous-jacents du bullshit
Plus la pression sociale et les attentes envers nous sont élevées, plus nous avons tendance à bullshitter. Lorsque nous poursuivons notre propre agenda sans nous préoccuper des preuves et des connaissances pré-existantes, le terreau devient encore plus fertile.
Au-delà du bullshitteur, l’audience joue aussi un rôle déterminant. Si le bullshit présente des bénéfices, s’il renforce des opinions ou des croyances préalables, et s’il apparait comme crédible, il aura d’autant plus tendance à se montrer convainquant et à se propager.
Le niveau de connaissance et de maturité de l’audience influencera également sa diffusion. Plus une audience est mature et informée vis-à-vis d’un sujet, plus elle se montrera critique face à des allégations et des propos tenus sur ce sujet. Au contraire, une audience moins mature et informée aura davantage tendance à laisser passer le bullshit.
2. Reconnaitre le bullshit lorsqu’il émerge
Une fois compris les mécanismes sous-jacents du bullshit, il devient plus facile d’identifier les situations où son apparition sera le plus probable. Trois principes peuvent ainsi nous guider à reconnaitre le bullshit plus facilement :
- S’attendre à ce qu’il émerge : à tout instant et quel que soit le lieu, il viendra inévitablement un moment où le bullshit fera surface.
- Savoir comment il émerge : en prêtant attention à certains aspects du discours et des propos tenus (raisonnement abstrait, confusion, tendance à surgénéraliser, manque de sources, de données, de faits, de preuves, de logique…). Autant d’éléments qui devraient nous mettre la puce à l’oreille.
- Reconnaitre qu’il peut se diffuser de façon involontaire : si le bullshit est convainquant, une audience peu avertie aura tendance à le partager, sans reconnaitre la nature de que ce qu’ils avancent et partagent. Elle peut ainsi devenir complice involontaire du bullshitteur initial.
Pour reprendre les termes de Maugrey Fol Œil((Alastor Maugrey – dit Maugrey Fol Œil – est un personnage de fiction créé par l’auteure J.K. Rowling, et apparaissant pour la première fois dans Harry Potter et la Coupe de Feu. Son expérience avec les forces des ténèbres l’ayant fortement marqué, il présente des comportements et attitudes quelque peu paranoïaques.)) : « Vigilance constante ! »
3. Agir et lutter contre la propagation du bullshit
Lorsqu’on reconnait des propos bullshitteux, comment y réagir ? On peut notamment adopter et manifester les quatre attitudes suivantes :
- Accepter et propager les propos : en devenant complice du bullshitteur. Soit pour une question de loyauté, soit parce que le bullshit renforce des opinions et croyances pré-existantes, ou encore parce qu’il apparaît comme légitime.
- Confronter et dénoncer les propos : en demandant des preuves, des données, des faits complémentaires pour attester la véracité de ceux-ci. Cette réaction a le plus de chances de se manifester dans des organisations qui ont développé un sentiment de sécurité psychologique. En outre, pour confronter efficacement un propos bullshitteux, il semble plus efficace et pertinent de porter la critique sur le bullshit lui-même. Critiquer le propos, oui, mais pas la personne((Christensen, L.T., Kärreman, D. & Rasche, A. (2019). Bullshit and organization studies. Organization Studies, 40(10), 1587-1600.)).
- Se désengager des propos : en ignorant le bullshit, même si on est bien conscient de son existence. Cette approche se manifeste lorsqu’on a déjà essayé de confronter les propos, mais sans succès. Soit parce que la confrontation a échoué, soit parce que l’individu qui s’est exprimé s’est vu reproché son manque de loyauté.
- Essayer d’en sortir : en échappant au bullshit et au bullshitteur. Au sein d’une organisation, cette réaction peut se manifester par le fait de quitter son employeur ou de rejoindre une autre équipe. Parfois, si un individu estime que le bullshit atteint trop ses propres valeurs, il s’agit malheureusement de la seule solution envisageable. Même si elle n’est pas souhaitable et qu’elle comporte son lot d’inconvénients et désavantages.
Ces quatre attitudes peuvent agir comme des indicateurs importants. Si les deux dernières sont fortement répandues, si la loyauté est de mise coûte que coûte, et en l’absence totale de pouvoir confronter les propos, il peut s’agir d’un terrain particulièrement fertile à la propagation de bullshit.
4. Prévenir le bullshit avant son apparition
Vu l’influence néfaste du bullshit et les difficultés à y réagir toujours de manière adéquate, la seule solution réellement efficace sur le long terme consiste à limiter au maximum son apparition. Plusieurs pratiques peuvent être proposées et mises en place à cet effet :
- Encourager l’esprit critique : en adoptant une approche réflexive, sceptique et rationnelle. En tant qu’êtres humains naturellement imparfaits, le fait d’adopter cette discipline peut nous permettre de limiter nos biais et les risques d’erreurs.
- Accorder plus de valeur aux faits et aux preuves : en limitant les décisions prises sur la seule base de nos opinions, croyances et sentiments. Ces éléments sont importants, mais insuffisants pour prendre de bonnes décisions et réduire les risques d’incertitude.
- Faire preuve de clarté et de simplicité : en limitant l’utilisation de jargon, d’abréviations et d’acronymes, et en questionnant la présentations de données pour s’assurer de leur cohérence, de leur pertinence et de leur interprétation.
Je bullshitte, tu bullshittes, nous bullshittons…
Qu’on le veuille ou non, il y a bien un moment dans notre vie où nous avons bullshitté. En tout cas, même si ça ne me fait pas plaisir de l’avouer – car ça chatouille méchamment mon égo – j’ai déjà contribué à propager du bullshit, et notamment certains neuromythes. Ce qui compte n’est pas tant de l’avoir fait (ou de le faire encore actuellement), c’est d’en prendre conscience et de mettre les conditions en place pour l’éviter au maximum.
Le bullshit peut devenir un cercle vicieux qui se renforce avec le temps. Ce qui commence par un simple partage social peut finir potentiellement à nuire. Non seulement à notre propre réputation, mais surtout aux individus qui prennent des décisions sur base de propos bullshitteux.
Car le bullshit peut devenir un cercle vicieux qui se renforce avec le temps. Au fur et à mesure que l’on bullshitte, une boucle de rétro-action se met en place et façonne notre identité((Spicer, A. (2020). Playing the bullshit game: How empty and misleading communication takes over organizations. Organization Theory.)) : ce qui commence par un simple partage social peut finir potentiellement à nuire. Non seulement à notre propre réputation, mais surtout aux individus qui prennent des décisions sur base de propos bullshitteux.
S’engager dans une réflexion consciente et délibérée pour évaluer les informations qui nous parviennent représente un effort cognitif non négligeable. Si l’on veut briser le cercle vicieux qu’engendre le bullshit, il nous faut donc collectivement nous donner les moyens d’y arriver. De mon point de vue et sur base de mon expérience, sans vouloir d’emblée changer le monde, on peut déjà commencer par des actions simples :
- Limiter nos attentes vis-à-vis des « experts » afin de diminuer la pression et d’affaiblir la norme sociale qui risquerait de les mettre dans une position de vouloir s’exprimer (parfois trop) ouvertement, même s’ils n’ont pas toutes les compétences nécessaires.
- Mieux s’entourer en s’assurant de pouvoir compter sur des personnes clés qui auront la bienveillance – mais pas la complaisance – pour nous signaler si l’on communique ou si l’on propage du bullshit.
- Prendre conscience qu’on ne peut pas tout savoir, et que ce n’est pas grave. Personne n’est parfait, et il n’y a pas de honte à dire « Je ne sais pas ! »
Enfin, si chacun dispose évidemment de son libre arbitre, il me semble essentiel de pouvoir faire la distinction entre faits, croyances et opinions. Faire preuve d’honnêteté, de clarté, d’humilité intellectuelle et de transparence ne pourra que bénéficier à l’audience. En effet, celle-ci pourra ainsi à son tour se forger sa propre opinion sur ce qui est exprimé, en connaissance de cause et de la manière la plus éclairée possible.
En résumé
- Le bullshit désigne le fait de communiquer avec peu, voire aucune préoccupation pour la vérité, les preuves et les connaissances préalables. Il peut survenir partout, n’importe quand et quel que soit le secteur d’activité.
- Trois antécédents principaux semblent favoriser la création et la propagation du bullshit : la pression sociale et un niveau élevé d’attentes, l’excès de confiance dans nos propres connaissances, ainsi que le niveau d’expertise et de maturité de l’audience.
- Pour limiter au maximum l’apparition du bullshit sur le long terme, plusieurs pratiques peuvent être mises en place : encourager l’esprit critique, accorder davantage de valeur aux faits et aux preuves, favoriser plus de clarté et de simplicité. Enfin, en tant qu’individus, nous pouvons également essayer de limiter nos attentes vis-à-vis des « experts », de mieux nous entourer, de nous rappeler qu’on ne peut pas tout savoir… et que ce n’est pas grave !